QUAND LA MODE S’INVITE DANS LA LITTÉRATURE
Ces dernières années, nous assistons à une accélération prononcée de l’investissement des maisons de mode et de luxe dans le domaine littéraire. Bien que ce phénomène ne soit pas entièrement nouveau, il prend aujourd’hui des formes plus structurées et ambitieuses.
La grande librairie :
Chanel : outre son partenariat avec L’Obs pour la création d’un prix littéraire, Chanel a souvent exploré la frontière entre mode et culture. Dès 1999, Karl Lagerfeld, passionné de livres, ouvre la librairie 7L à Paris, spécialisée dans les livres d’art, de mode, de photographie et de design. Il fonde également, en 2001, les Éditions 7L, dédiées à ces mêmes domaines. Chanel, sous l’influence de son directeur artistique, intègre ainsi la littérature dans son identité et se positionne en marque raffinée, au croisement de la mode, de l’art et de la culture.
Saint Laurent : sous la direction d’Anthony Vaccarello, Saint Laurent lance, en 2019, le concept store Saint Laurent Rive Droite, à Paris et Los Angeles. Cet espace hybride vend des vêtements, des meubles, et des œuvres d’art, mais aussi des livres d’art et de photographie, en collaboration avec des éditeurs prestigieux comme Taschen. Saint Laurent utilise ce lieu pour s’ancrer dans l’univers culturel et proposer une expérience plus globale où la mode rencontre la création artistique.
Gucci : la marque a également investi le domaine littéraire en ouvrant, en 2018, Gucci Wooster. Un concept store, au cœur de New York, présenté comme « une nouvelle façon d’explorer la philosophie éclectique et créative de la Maison », dont une large partie est dédiée à une librairie spécialisée dans les livres de photographie.
Zara Home : en ce mois de septembre, Zara s’associe aux éditions Gallimard pour célébrer la rentrée littéraire, dans son flagship temporaire situé au 117 rue du Bac dans le septième arrondissement parisien. Une sélection d’ouvrages aux nuances ivoire, qui laisse entendre que le choix est avant tout chromatique, invite les visiteurs à acquérir des ouvrages de la « collection Blanche » (auteurs classiques) incluant des auteurs comme Sartre, Malraux et Camus. On trouve dans le périmètre voisin une série de carnets de notes signés Gallimard, un assortiment de papeterie estampillée Zara Home, caractérisés par des lignes épurées et des teintes unies. La stratégie merchandising déployée est en ligne avec la nouvelle orientation de la marque qui vise à monter en gamme. L’ensemble illustre la transformation globale du business model de Zara, inspirée par le luxe. L’expérience shopping, enrichie par des propositions culturelles, séduit une clientèle plus sophistiquée. Zara ne se limite plus à la vente de vêtements, mais offre une vision holistique, un style de vie.
Jennyfer : chez Jennyfer, l’objectif est de repositionner la marque. En juin 2023, malgré un chiffre d’affaires de 250 millions d’euros, Jennyfer est placée en redressement judiciaire. Dans le cadre d’un plan de continuation, un rebranding total est entrepris. Une nouvelle approche vise à renforcer la connexion avec les consommateurs de 15 à 24 ans en liftant l’expérience shopping par une touche de divertissement. Une des techniques employées est de proposer des livres, des best-sellers de la catégorie romance. En ajoutant ces ouvrages à ses collections, Jennyfer ne se limite pas à vendre des vêtements, mais propose également une immersion dans des récits qui résonnent avec les intérêts de sa clientèle. Une initiative accentuée par une sélection d’ouvrages populaires sur les réseaux sociaux, notamment TikTok.
L’empire des signes
Ce phénomène met en exergue plusieurs grandes tendances dans la mode et le luxe, et nous invite à réfléchir à la façon dont les marques se réinventent, dépassant leur seule activité marchande, à travers des pratiques culturelles qui leur donnent du sens.
Une stratégie d’élévation : l’intégration de la littérature dans l’univers des boutiques de mode affiche une ambition manifeste de montée en gamme. Les marques aspirent à se redéfinir comme de véritables acteurs de la culture. Elles tissent un lien entre leur image et des valeurs élitistes et spirituelles. Elles s’approprient une légitimité culturelle, tout en séduisant un public plus averti, réceptif à l’art sous toutes ses formes.
La « culturalisation » des produits : l’évolution de la mode vers une dimension culturelle est une manière de « culturaliser » les vêtements et autres accessoires. Ainsi, la mode n’est plus futile, variante et ostentatoire, elle devient un véritable vecteur de valeurs intellectuelles. Acquérir un livre chez Chanel ou Saint Laurent, c’est bien plus qu’un achat ; c’est une manière de s’immerger dans l’univers de la marque, tout en améliorant son capital social et symbolique, des notions qui résonnent particulièrement avec les travaux de Pierre Bourdieu.
Une expérience globale : la vente de livres transcende la simple littérature en tant que produit de consommation, elle participe à l’élaboration d’un parcours inédit pour le client. L’ambition est de métamorphoser le magasin en un véritable espace de vie et de culture. On n’y vient pas seulement pour acquérir des vêtements, mais pour plonger dans un univers expérientiel. Cela permet d’ériger la mode en un « art total », un concept où chaque élément, de la pièce vestimentaire au livre mis en avant, raconte une histoire et incarne un mode de vie raffiné.
Se distinguer dans un monde saturé : dans une société inondée par le marketing des influenceurs et des célébrités, les marques se tournent vers la littérature et les arts pour affirmer leur singularité, mais aussi leur légitimité dans un monde du « mieux, mais moins ». En célébrant la littérature, elles cultivent une image d’authenticité et de profondeur, loin des préoccupations superficielles et éphémères. La mode passe, les écrits restent. Cette approche leur permet également d’attirer une clientèle en quête de sens, dans un univers souvent critiqué pour son obsession de l’apparence.
Un souffle nouveau
En s’inspirant des œuvres littéraires, les marques peuvent raviver le désir. Même si la vente de livres génère peu de profit, les avantages en matière de branding et de connexion culturelle constituent des investissements à long terme. Les marques de mode et de luxe cherchent à dépasser leur rôle marchand et donner du sens à la consommation, répondant à une demande croissante pour une expérience d’achat plus enrichissante. En intégrant la littérature, les marques transforment le shopping en un moment de valorisation personnelle et établissent un lien émotionnel avec leurs clients. Ce faisant, elles renforcent leur capital et leur valeur de marque.