QUAND LA MODE DEVIENT UN MOTEUR DE CHANGEMENT : ESCALE À BAHIA

Dans mon précédent post, je partageais ma joie de revenir à Bahia pour participer au VIIe Séminaire Corps et Culture à l’Université Fédérale de Bahia porté par Renata Pitombo. Ce moment marquait un tournant, non seulement personnel, mais aussi professionnel, dans ma réflexion sur la transformation de l’écosystème de la mode et du luxe à l’ère écologique. L’un des points forts de ce séminaire consacré à la durabilité et à l’inclusion dans la mode, a été de montrer que les initiatives ne sont pas des actions isolées, mais s’inscrivent dans un mouvement global. Les efforts pour rendre l’industrie de la mode plus responsable et inclusive sont le fruit de collaborations entre acteurs publics, privés, académiques et associatifs, créant ainsi des synergies locales et internationales. Cette rencontre a mis en lumière l’importance des échanges pour transformer durablement le système de la mode, en répondant à la fois aux enjeux environnementaux et sociaux. Les visites d’ateliers proposées par les organisateurs du séminaire m’ont permis de faire connaissance avec des designers engagés qui redéfinissent chaque jour les contours de la mode à travers des démarches profondément ancrées dans des dynamiques sociales et culturelles. Mais au-delà des objets qu’elles créent, c’est leur impact sur la société qui interpelle. 

Mode durable, un levier pour l’avenir de Bahia ?

Le Brésil détient une industrie textile riche de près de deux siècles d’histoire. Celle-ci se distingue par une chaîne de production complète, unique en Occident. Depuis les plantations de coton jusqu’à la confection et la distribution, le pays possède toutes les étapes de fabrication. Il est ainsi un acteur majeur de la mode dans le monde. À cela s’ajoute le fait que le Brésil est aussi l’un des marchés les plus importants d’Amérique latine. Le secteur emploie 1,33 million de travailleurs formels, soit 18,2 % de la main-d’œuvre industrielle, et génère un chiffre d’affaires de 36 milliards d’euros. Avec plus de 24 300 unités de production, il se positionne parmi les principaux producteurs mondiaux de denim et de tricots[1].

Pourtant, cette dynamique nationale ne bénéficie pas à toutes les régions. Bahia, autrefois un pôle textile prospère, a été progressivement dépossédée de son outil de production, faute d’investissements suffisants et en raison d’une relocalisation des activités vers d’autres lieux comme Sâo Paolo devenue la capitale brésilienne de la confection[2]. Ce déclin a profondément affecté l’économie territoriale, la privant d’une industrie qui a longtemps été un moteur d’emplois et source de progrès.

À cela s’ajoute l’impact de l’ultra-fast fashion, menée notamment par Shein, qui modifie les équilibres du marché. Ce géant d’origine chinoise a annoncé, en avril 2023, un plan d’investissement plus de 148 millions de dollars pour intégrer 2 000 fabricants locaux et produire 85 % de ses ventes au Brésil d’ici 2026, promettant la création de 100 000 emplois[3]. Bien que ces engagements stimulent le secteur, ils posent aussi des défis en matière de durabilité et de justice économique. L’entreprise est régulièrement critiquée pour ses externalités négatives et ses implications dans des scandales sociaux[4]. Un rapport publié en 2022 par Greenpeace Allemagne dévoilait également que « le modèle économique de la marque d’ultra-fast fashion Shein est basé sur des produits chimiques dangereux et la destruction de l’environnement [5]». 

Face à cette situation, Bahia cherche à se réinventer autour d’une mode durable, valorisant la richesse de la tradition textile brésilienne pour retrouver sa place dans cette industrie stratégique.

Un reflet de la société

Georg Simmel écrivait que la mode est à la fois une manière de se différencier et de s’agréger (« Philosophie de la mode », 1900). Pierre Bourdieu, quant à lui, analysait la mode comme un langage social, un système de distinction et de hiérarchisation, mais aussi un espace où se joue la lutte symbolique pour la reconnaissance (« La distinction », 1979). Elle est en tout cas un vecteur de lien social. Aujourd’hui, ces réflexions font face à des initiatives contemporaines qui montrent que la mode transcende ses fonctions habituelles pour devenir un véritable outil de transformation sociale, culturelle et environnementale.

Si l’impact de la mode est un sujet de préoccupation universel, chaque pays l’aborde selon ses priorités. En France, la mode durable s’inscrit avant tout dans une démarche de transition écologique, où l’industrie, soumise à des régulations strictes, cherche à diminuer son empreinte environnementale en limitant les émissions de CO2, le gaspillage et la consommation de ressources. Les lois AGEC (Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire) et Climat et Résilience encouragent activement l’économie circulaire, le recyclage, la réduction des déchets et la transparence des pratiques. Il faut ici préciser qu’en 2022, la France a importé pour 25,5 milliards d’euros de vêtements[6], ce qui confirme son statut de grand consommateur de mode. Cette donnée met également en lumière sa forte dépendance aux chaînes d’approvisionnement internationales, un aspect clé dans les discussions sur la durabilité et la transformation de l’industrie textile. La France, à l’avant-garde de la mode durable (« Paris capitale de la mode » oblige), a ainsi fait de la gestion des ressources et des déchets une priorité, tout en intégrant progressivement les préoccupations sociales. Au Brésil, pays multiethnique et confronté à des déséquilibres économiques et sociaux profonds, les enjeux de la transformation de la mode se concentrent davantage sur la précarité, notamment celle des femmes, et sur la reconnaissance des identités indigènes et afro-brésiliennes. Bien que la durabilité soit aussi un défi important, les questions d’inégalités raciales, sociales et de conditions de travail occupent une place centrale dans les combats brésiliens.

À travers leurs activités, des créateurs comme Luciana Galeão et Pythia Brazil, dénoncent ces mécanismes tout en proposant des alternatives. Leurs initiatives ne se contentent pas de produire des vêtements : elles repositionnent la mode comme un outil de critique, vecteur de changement. Une approche politique. Bahia, forte de son héritage afro-brésilien, nous montre que la mode est un langage culturel. Les imprimés, les matériaux, les formes racontent des histoires d’identité, de résistance et de résilience. Luciana Galeão, par exemple, puise dans l’architecture et les traditions de Salvador de Bahia pour inscrire ses créations dans une démarche intemporelle, où passé et futur dialoguent. La mode devient une archive vivante, une manière de préserver et de revaloriser des patrimoines souvent négligés par les récits dominants.

Un moteur du changement

Mais la mode n’est pas qu’un reflet ; elle peut être un moteur. Les initiatives observées à Bahia montrent qu’elle est capable de réparer des fractures sociales, de créer des opportunités et de renforcer des liens communautaires.

En collaborant avec des femmes en situation de précarité, Luciana Galeão fait de la mode un outil d’autonomisation économique. Ces femmes ne sont pas seulement employées ; elles deviennent des actrices d’un processus innovant qui valorise leurs savoir-faire tout en leur offrant une source de revenus stable. Cette démarche dépasse l’idée classique de la mode en tant qu’industrie : elle en fait une dynamique de solidarité, où chaque pièce raconte une histoire d’inclusion et d’espoir. Depuis Salvador, Luciana Galeão a fondé une marque qui redéfinit les codes du design tout en intégrant un profond engagement social. En collaborant avec des « communautés » de femmes, sa méthode repose sur trois axes majeurs :

  • innovation artisanale : Luciana développe des techniques uniques comme l’utilisation de mosaïques dans ses créations et l’usage de matériaux recyclés (plastiques, bannières publicitaires, textiles désinfectés).

  • autonomisation économique : elle forme et rémunère des ouvrières locales, leur permettant ainsi de participer activement à une économie circulaire, où chaque objet confectionné devient un symbole d’espoir et d’opportunité.

  • esthétique intemporelle : loin des tendances éphémères, elle s’inspire des traditions de Bahia pour imaginer des pièces qui résonnent avec une identité culturelle forte.

Luciana démontre qu’une marque peut être à la fois créative, rentable et profondément engagée, elle prouve qu’innover dans la mode permet de bâtir des dynamiques sociales et transformer des vies.

Basée à Praia do Forte, Jasmine Reuther, fière fondatrice de Pythia Brasil, montre que la récupération de saris anciens va bien au-delà de la recherche de ressource. En travaillant avec des matériaux porteurs d’histoires venues d’Inde, elle invite à repenser notre relation à autrui et à l’environnement. Sa démarche rappelle que des problématiques comme la pollution et les inégalités sont universelles et transcendent les frontières. À travers sa ligne Re-silk, Jasmine propose une vision de la mode durable. Elle revalorise des rebuts stockés dans d’immenses hangars destinés à être détruits. Elle ressuscite des saris indiens vintage en soie, par la technique de l’upcycling, et dépasse ainsi son simple rôle de productrice de vêtements. L’émotion est la pierre angulaire de son activité.

  • les matières premières, soigneusement sélectionnées en Inde, racontent une histoire de préservation et de revalorisation. Elles véhiculent tout un héritage.

  • la marque installée au Brésil et aux États-Unis génère des opportunités économiques sur trois continents et met en avant des produits exclusifs, chaque pièce est unique.

Plus globalement, Pythia Brazil invite à repenser les échanges culturels et financiers, en montrant que la durabilité passe aussi par une collaboration transnationale.

 Ces initiatives redéfinissent le rôle de la mode dans nos sociétés : elle ne se limite plus à la simple production et consommation de marchandises, mais devient un espace de construction sociale, où les relations et les communautés se renforcent. À l’ère du digital, ces démarches dépassent largement les frontières géographiques, trouvant un écho mondial. Elles posent des questions universelles :

  • comment réconcilier production et respect des ressources humaines et naturelles ?

  • comment inscrire la créativité dans une dynamique d’inclusion sociale ?

Si je devais retenir un enseignement de ce séminaire, ce serait celui-ci : la mode n’est jamais neutre. Elle reflète nos sociétés, nos contradictions, mais aussi nos espoirs. À Bahia, elle devient un acte social, un outil d’inclusion et une manière de retisser des liens dans un monde fragmenté.

« France-Brésil 2025 », une opportunité pour la mode durable

En 2025, la « Saison France — Brésil » célébrera les 200 ans de relations bilatérales à travers une série de projets pluridisciplinaires en France et au Brésil, visant à renforcer les liens culturels et à répondre aux défis sociaux, écologiques et politiques communs. En privilégiant des partenariats durables entre institutions françaises et brésiliennes, cet événement ambitionne de prolonger son impact au-delà de l’année, en valorisant des initiatives innovantes et inclusives.

Cette manifestation constitue une opportunité exceptionnelle pour développer et concrétiser une réflexion dynamique notamment sur le sujet de la transformation des industries textiles. La France, avec son savoir-faire dans la mode durable et ses réglementations, et le Brésil, riche de ses traditions culturelles et de son activisme social, peuvent collaborer pour proposer une mode qui dépasse les frontières esthétiques pour toucher des enjeux sociaux, économiques et écologiques. Cette coopération pourrait aboutir à des créations intégrant des solutions disruptives et durables, tout en répondant aux réalités socio-économiques du Brésil. Elle prendrait en compte des thématiques telles que la précarité des travailleurs — dont une majorité de femmes dans l’industrie textile — et la valorisation des représentations culturelles locales.

Ainsi, loin de se limiter à un échange de connaissances techniques, cette synergie sera aussi l’occasion de repenser les modèles de production et de consommation de la mode à l’échelle mondiale en s’inspirant mutuellement. Elle propose une chance unique de mettre en lumière des perspectives nouvelles, alliant les compétences étendues de la mode française à la richesse des aptitudes artisanales brésiliennes, pour une mode plus inclusive, responsable et créative. C’est le projet sur lequel nous travaillons avec Monique Badaro Campos, consultante indépendante, experte en internationalisation des organisations et des secteurs culturels. Elle conçoit et pilote des programmes visant à renforcer les échanges mondiaux et à établir des connexions stratégiques entre acteurs clés.

Il ne fait aucun doute que le rapprochement entre la France et le Brésil offre une occasion originale d’innover en matière de mode durable. En s’appuyant sur la richesse de leurs savoir-faire respectifs et sur des enjeux partagés, cette collaboration promet de répondre aux défis contemporains de manière concrète et ambitieuse. Ce partenariat, porté par des objectifs communs tels que la mutation de l’industrie de la mode, la lutte contre les crises environnementales et la promotion de l’inclusion, incarne une vision globale de la durabilité où justice sociale et préservation écologique convergent. Par exemple, l’inclusion, mise en lumière par les Jeux olympiques de Paris 2024, témoigne d’une volonté française de défendre cette cause qui fait écho aux priorités exprimées par le Brésil. À l’approche de la COP30 à Belém, ces valeurs partagées renforcent l’idée que la coopération entre ces deux nations peut devenir un moteur de transformation conjuguant innovation, responsabilité et justice. Ensemble, elles dessinent les contours d’un avenir où la mode durable s’impose comme un levier stratégique de changement.

  1. Abit - Associação Brasileira da Indústria Têxtil e de Confecção  : https://www.abit.org.br/cont/perfil-do-setor, mise à jour 2024

  2. Sylvain Souchaud, Géographie de l’atelier. Confection, migration, urbanisation à São Paulo, IHEAL/IRD, Paris, 2019

  3. Le siècle digital, Justine Offredi, « Shein investit 148 millions de dollars sur le marché brésilien », 25/03/2023

  4. Le Monde, Shein « Derrière les t-shirts à 2 euros ou les robes à 9 euros se cache un système d’exploitation d’une rare violence », 07/06/2023

  5. Greenpeace, « Des produits chimiques dangereux dans les produits SHEIN », 23/11/2022

  6. Fashion Network, Matthieu Guinebault, « Textilehabillement : la France dépasse ses niveaux d'exportation d'avant-crise », 23/02/2023