MODE : LE SENS APRÈS LA CRISE

La mode s’est révélée par le passé un outil de structuration du corps social. Après cette crise sans précédent, elle pourrait bien porter une nouvelle logique, ouvrir un nouveau chapitre placé sous le signe du sens.



Des hôpitaux encombrés, des victimes par milliers, une pandémie qui galope, une distance sociale imposée, un confinement infligé, une peur manifeste, c’est une épreuve particulièrement violente qui s’impose à nous. Ce temps de quarantaine, ces signes de vulnérabilité, cette situation anxiogène, sont propices à une réflexion profonde, à des interrogations sur notre système, nos pratiques, nos indispensables, nos relations… Toutes ces questions répondent à un besoin que nous ressentons de comprendre les failles d’un monde que nous avons créé et qui se révèle être un château de cartes ; une nécessité de repenser, de réinventer la société de demain. Dans ce temps qui se fait long, individus, entreprises, s’emploient à partager leurs pensées. Cette crise révèle avant tout une fragilité, une dépendance…On entend dire ça et là qu’il y aura « un avant » et « un après » cette crise sanitaire. Pour autant, bien que berceau de cette pandémie, la Chine est encore, pour le moment, l’usine du globe. Selon l’agence Chine Nouvelle, plus de 3000 entreprises chinoises fabriquent actuellement pour l’ensemble du monde, des masques, des vêtements de protection, des désinfectants, des thermomètres et des équipements médicaux.

Parmi les industries touchées, il y a le secteur de la mode, qui, s’il n’est pas considéré comme un besoin essentiel, est un des poumons de l’économie française. Manifestations sociales en chaîne, Fashion weeks râtées faute d’acheteurs, retail fermé, productions à l’arrêt, le secteur vient de faire son deuil des présentations des collections homme et celui de la semaine de la Haute Couture prévus fin juin. Par ailleurs le calendrier de production étant décalé de fait de deux saisons, le secteur de la mode va devoir affronter une période particulièrement difficile. Pour autant il ne reste pas inactif en cette période de crise, les acteurs du luxe, les entreprises textiles se métamorphosent, et volent au secours des personnels soignants consacrant leurs outils de production à la fabrication de gels hydro alcooliques, de masques, de blouses et autres matériaux de protection, faisant preuve d’une solidarité exemplaire, d’une utilité sociale. Chacun redécouvre que la production française, qui n’est plus que son ombre, peut participer à sauver le pays.

Si l’heure n’est plus à la mode, la mode est en pleine réflexion. De nouveaux paradigmes semblent émerger et questionnent notre système. La mondialisation est pointée du doigt : elle a permis la vitesse de propagation de la pandémie, elle a montré un système de production des biens éclaté, mettant en danger les pays incapables de livrer les indispensables. Les stratégies déployées par les gouvernements dévoilent la philosophie de notre société, cette hésitation entre sauver l’humain et préserver l’économie exacerbe le débat et la notion de sens se fait centrale pour tous.

La peur

Depuis le début de la crise deux éléments majeurs ont changé nos vies : la peur et l’isolement. La peur est diffuse : 81% des français redoutent la perte d’un proche, 87% d’entre eux appréhendent l’effondrement de l’économie, 40% craignent une pénurie de nourriture ; selon un sondage IFOP en date du 27 mars 2020. L’inquiétude est fortement marquée par un champ lexical martial, d’un genre nouveau dans nos pays en paix : « nous sommes en guerre » ; « confinement » ; « épreuve » ; « exode » ; « dérogation » …. Cette peur va laisser des traces, de nouvelles pratiques vont s’installer chez les individus : une certaine défiance, un besoin d’information, une demande de transparence, de traçabilité. Les marques vont devoir répondre à ces exigences. Cette crise invite l’écologie au sens large dans le débat ; désormais le grand public touche du doigt le scénario dystopique prédit par de nombreux défenseurs de la cause écologique. La nature, l’humain, le sens, surgissent non plus comme des fantasmes ou des chimères mais comme des priorités.

Cette peur sur fond de crise sanitaire, pourrait bien être le catalyseur d’une nouvelle pensée nous amenant à modifier nos valeurs et de facto venant donner un sens nouveau à nos vies. Une forme de réflexivité qui, par ricochet, viendrait impacter toute la chaîne de valeur des entreprises, engageant cette industrie vers plus de modération. Une adoption d’un « moins mais mieux ». Un nouveau mode de production pourrait se généraliser : des approvisionnements plus qualitatifs, traçables, à moindre impact sur la planète ; des stocks raisonnables ; le circuit court et la fabrication locale ; une recherche élargie à l’examen des ressources « oubliées » dont nous disposons, comme le chanvre que nous produisons et qui pourrait aisément remplacer le coton que nous n’avons pas et qui est hydrophage.

L’isolement brutal a paradoxalement rapproché les familles, les gens, un regroupement de « tous contre le virus ». Une solidarité s’est élevée notamment sur les réseaux sociaux. La question de l’humain est devenue centrale dans cette crise sanitaire qui a propulsé de « nouveaux héros » : ces métiers jusqu’alors peu considérés qui aujourd’hui sauvent des vies, rendent le confinement du plus grand nombre supportable : soignants, caissiers, livreurs…

La vie numérique

L’injonction soudaine de nous distancier socialement, de rester chez nous, de nous isoler, nous a renvoyés à nous-mêmes, mais nous a précipités vers une vie numérique qui s’est organisée très rapidement. Ces outils digitaux, bien plus que de simples instruments de communication, nous permettent, malgré tout, une vie sociale par écran interposés : continuer à travailler, nous informer, acheter, nous distraire, apprendre…Nous répondons à cette situation inédite par de nouveaux modes de vie et de nouvelles pratiques s’installent, venant renforcer nos comportements déjà numérisés. De quoi faire peur aux purs retailers et enchanter les DNVB. Les marques aujourd’hui sont encore en état de sidération face à l’effondrement des dispositifs si bien huilés. Leur communication se fait de plus en plus rare et difficile : quel discours adopter ? Comment ne pas couper le lien ? À l’instar de Coca-Cola, certaines marques vont annuler leurs campagnes de publicité mais pas leur communication. Le brand content vient au secours des marques mais quel discours, quel contenu ?

La consommation mode en berne

Si beaucoup de e-shop mode sont restés ouverts et offraient la possibilité de livrer un tee-shirt, une robe… la polémique qui a agité Amazon n’est pas restée sans conséquence. La question des biens essentiels s’est rapidement posée et le géant de la vente en ligne a très vite changé son approche commerciale : depuis le 23 mars Amazon a restreint ses livraisons en France sur les « produits non essentiels » en réaction aux mesures de confinements et à la mobilisation de ses salariés. Petit à petit la question éthique de la protection des humains à la chaîne logistique a engagé un grand nombre de marques à fermer leur shop online où à décaler les livraisons à « l’après ». Dans notre société de l’immédiateté ces décisions ont de facto affaiblit les achats mode en ligne.

Demain (ne) sera (pas) parfait

Confinés en famille, confinés seuls, chacun attend la fin de cette période et promet de célébrer ce moment. Assignés à résidence, individus, citoyens, consommateurs espèrent un demain qu’ils savent difficile mais dont ils rêvent. Un demain symbole : celui d’une liberté retrouvée. Cependant il y a fort à parier que l’après-confinement se fera par étapes afin d’éviter une deuxième vague et que l’inquiétude sera latente.

Et puis viendra le temps de la reconstruction. Au-delà de l’inventaire des dégâts causés, il y aura celui des enseignements. Des conclusions révélées pendant cette période de confinement : la notion de besoins essentiels, la question du numérique, le sens du collectif, l’envie d’être ensemble, la nécessité d’une production sécurisée pour les humains, le sujet de la naturalité, le clean…

Cette crise pourrait ouvrir la porte à un rebondissement économique positif. Il est vraisemblable et souhaitable que le système intègre, après ce choc, une forte dimension écologique dans sa reconstruction : la mode durable devrait s’accélérer, la raison d’être devra être au cœur des dispositifs. Les marques de demain devront être encore plus agiles, elles devront aller au-devant des consommateurs, porter une nouvelle envie, de nouveaux désirs, co-construire avec leurs communautés et ainsi proposer un rêve responsable tenant compte des nouveaux insights post crise. L’espoir d’une nouvelle opportunité se dresse, comme une réponse à cette crise sanitaire sans précédent, celle d’un changement systémique.

Gare à l’instrumentalisation de la cause, la transparence est désormais incontournable.



Valérie de Mazières